Il nous tient particulierement a coeur de parler des lodias et des kotchs. Ces navires sont associes a une tradition tres ancienne et glorieuse des traversees des Pomores dans les mers glacees du Nord, qui fut perpetuee par nos compatriotes Viktor Dmitriev, Vladimir Naoumov et Alexandre Sokolov. Apres une longue periode d'oubli, c'est eux qui reconstituerent dans le chantier naval de Petrozavodsk un kotch pomorien et des lodias russes.
A partir du XII siecle les habitants de Novgorod commencent a coloniser les rivages sud-ouest et sud-est de la mer Blanche. La durete du climat les oblige de s'occuper de la peche et de la chasse. Des leur premier etablissement sur les cotes de la mer Blanche, les Novgorodiens, qui s'appellent "les Pomores", c'est a dire "marchant par la mer", fondent des factoreries fortifiees, des "ostrogs", pour riposter aux incur¬sions des Norvegiens et des Suedois. Sous la protection des murs de leurs forteresses, les Pomores construisent une flotte de lodias. Les lodias, les bateaux fluviaux et maritimes de la Russie de Kiev, sont mentionnees par les chroniques a cote des navires. Les lodias existaient en plusieurs versions. Celles que les Slaves de l'Est utilisaient pour leurs expeditions a la mer Noire et la mer Caspienne, ainsi pour des traversees par fleuve, etaient realisees d'un tronc d'arbre epais, creuse ou brule au milieu. Leurs bouts etaient pointus, le pont etait absent. Pour transporter des marchandises ou en temps de guerre les bords de ces bateaux etaient rallonges de planches. Ce type de lodia s'appelait "naboini". Les lodias slaves atteignaient vingt metres en longueur et trois metres en largeur. Elles etaient dirigees a l'aide d'une seule grande rame, situee sur le bord de la poupe. Une voile etait etablie de temps en temps. Les lodias naboini avaient un poids et un tirant d'eau tres petits, ce qui permettait de traverser les rapides. Pour le halage par des endroits de basses eaux ou sees les lodias etaient munies de rouleaux et de roues. Sur une fresque du debut du IX siecle on peut voir une de ces lodias, marchant sur roues et a voile : "Par la terre et par la mer". Deux lodias similaires furent employees au XV siecle par le voyageur russe Afanassi Nikitine pour aller de Tver sur la Volga en Inde, en Afrique et en Arabie, ce qu'il decrivit dans son remarquable ouvrage "Une marche au-dela des trois mers". Les lodias du Nord se distinguaient legerement de celles de l'Est. Initialement, les Pomores utiliserent deux types de lodias : celles "d'outre-mer" ("zamorski"), des bateaux de com¬merce pour les traversees au long cours en Baltique et en mer du Nord, et celles "ordinaires", destinees a la navigation en mer Blanche. Les deux avaient un fond plat, mais differaient par la taille et le volume de carene, ainsi que par leurs agres. Les lodias "ordinaires" etaient construites, comme celles de l'Est, a partir d'un tronc d'arbre entier, rehausse de bordes en planches, mais, contrairement a celles-ci, avaient un pont continu, qui protegeait l'interieur du navire contre la penetration d'eau. Grace a leur tirant d'eau insignifiant, elles pouvaient approcher des rivages inconnus. En naviguant dans les glaces, elles n'avaient pas besoin de chercher un refuge en cas de tempete ou pour l'hivernage. En circonstances difficiles, les Pomores sortaient les lodias sur la glace ou sur le rivage. Quant aux lodias "d'outre mer", elles atteignaient au XIII - XV siecles vingt-cinq metres de longueur et huit metres de largeur. Elles avaient un tirant d'eau important et pouvaient transporter jusqu'a 200 tonnes de marchandises. Une telle lodia etait equipee de trois mats, la hauteur de celui du milieu etant identique a la longueur du navire.
La voilure d'une lodia "d'outre-mer" se composait de voiles carrees, l'interieur etait divise en trois parties: celle d'avant servait de coquerie, celle du milieu etait destinee aux marchandises, celle de la poupe faisait office de cabine pour le timonier. Contrairement aux lodias de l'Est et celles "ordinaires", qui n'avaient que des chevilles en bois , la membrure et le bordage des lodias "d'outre-mer" etaient assemblies a l'aide de clous de fer. Mais leur principale difference etait le fait que le navire "d'outre-mer" avait une charpente, constituee d'une quille, de couples, de barrots et d'autres elements de la charpente. Le bordage etait lisse, les planches etaient contigues. Les joint du bordage et du pont etaient calfates de mousse de marecage et de chanvre et goudronnes par la suite. A partir du XV siecle les lodias "ordinaires" imitent la charpente de celles "d'outre-mer" et 1'usage des troncs entiers est completement abandonne.
En allant de plus en plus au Nord, les Pomores rencontraient des glaces toujours plus difficiles. Les coques des lodias ne resistaient plus aux glaces et aux intemperies. C'est alors que les Pomores inventerent un "kotch", qui offrait beaucoup d'avantages par rapport aux lodias. La coque du kotch prit une forme ovoidale, les planches du bordage etaient fixees selon une technique dite "chevauchante", en augmentant la solidite du navire. Une fois pris dans les glaces, le kotch etait expulse de leur etau pour hiverner tranquillement.
Le celebre explorateur du pole Fridtjof Nansen s'inspira des bateaux pomores pour construire son navire "Fram" , qui fit trois hivernages dans V ocean Arctique, expulse et non pas ecrase par les glaces. C'est en kotch que les explorateurs russes Semion Dejnev et Fedote Potapov firent leur decouverte du detroit entre 1'Asie et 1'Amerique.
Les kotchs pomores etaient a un ou a deux mats, leur longueur atteignait 20 metres. Les Pomores furent les premiers Russes a explorer les etendues englacees et les iles pres du pole Nord, a toucher l'archipel du Spitzberg. C'est eux qui composerent les celebres "routiers polaires".
Au debut des annees 80 des historiens et des enthousiastes de Petrozavodsk fonderent un club des voyageurs, "Odyssee polaire", pour etudier la tradition maritime des Pomores et pour construire des repliques de leurs bateaux. En quelques annees, le club reconstitua des lodias "ordinaires", comme "Gourmant", "Vera", "Nadejda", "Lioubov", une lodia "d'outre-mer", baptisee "Sviatitel Nikolai", ainsi qu'un kotch, qui eut le nom de "Pomore". En 1989, apres deux annees d'entrainements en mer Blanche, la lodia "Gourmant" et le kotch "Pomore" firent une traversee de 3000 milles vers l'archipel du Spitzberg par quatre mers polaires : la mer Blanche, la mer Barents, la mer de Norvege et la mer de Groenland. C etait la premiere imitation de navigations historiques en Russie. Alexandre Skvortsov dit: "Pour s'imaginer touts les risques et toutes les difficultes de 1'experience, il suffisait de voir ces minuscules bateaux, perdus au milieu d'une merglacee".
Comment est-il, le kotch ? Son plan est plus complexe que celui d'une lodia. A defaut de modeles authentiques, de descriptions detaillees ou de representations graphiques precises du kotch, Viktor Dmitriev dut recueillir, fragment par fragment, des temoignages indirects sur le plan, la carene, les dimensions et la voilure. On etudia les debris de bateaux retrouves sur les Ties et les rivages arctiques lors des expeditions precedentes. Des enthousiastes parcoururent des dizaines de villages pomores pour recueillir des bribes de traditions et de savoir-faire qui existent encore dans le peuple. Ensemble, tous ces elements constituerent une image, qui, une fois realisee, donna les caracteristiques suivantes: une taille relativement petite (longueur 12 metres, largeur 4,4 metres), une rapidite elevee (au vent fort, d'une vitesse de 20 m/seconde, la vitesse du bateau atteint 11 noeuds, la vitesse moyenne etant de 3 a 4 noeuds), une bonne manoeuvrabilite et la stabilite, un tirant d'eau peu eleve (1 metre), un poids modeste (8 tonnes, contre 16 tonnes en charge), ainsi qu'une coque robuste typiquement ovoidale, a bordes "en che vauchement".
Le kotch "Pomore" fut construit seulement en quatre mois, alors que la construction de la lodia "Gourmant" prit sept mois.
Le kotch avait deux mats avec des voiles carrees, la lodia en portait trois. La traversee de 1989 dura deux mois et demi. En 1990, la lodia "d'outre-mer" "Sviatitel Nikolai", a peine sortie du chantier, imita 1'itineraire du courageux citoyen d'Arkhangelsk Ivan Pachtchenko, qui fit le tour de la Scandinavie pour arriver a Saint-Petersbourg. Construite d'apres le projet d'A.Skvortsov, la lodia "d'outre-mer" correspondait exactement aux descrip¬tions des chroniques. Elle mesurait 18 metres en longueur, 4,5 metres en largeur, 1,20 metre en tirant d'eau. Quelques annees apres, un des auteurs de ce livre eut la chance de visiter "Sviatitel Nikolai" pendant un festival maritime a Brest. II put admirer la simplicite et le confort de la structure interieure du bateau. Mais quelle fut sa surprise, quand il vit un vraie poele russe en pierre, avec de la nourriture qui se preparait dessus! Gens du Midi, plus gates, nous cuisinames sur un rechaud a gaz a bord de notre copie de diere grecque "Ivlia", en negligeant cet aspect d'authenticite, pourtant respecte par ces gens du Nord. A cela, Alexandre repondit avec un bon rire : "Igor, pour les gens du Midi chaque baie est une maison., Je crois d'ailleurs que les Pheniciens, les Grecs et les autres ne mangeaient pas souvent de la nourriture chaude, peut-etre seulement en debarquant sur le rivage. En mer froide, le feu est chaleur et nourriture. Dans le Nord, le feu sur le bateau, c'est la vie".
Un an apres les lodias "ordinaires" "Vera", "Nadejda" et "Lioubov" firent sous le commandement de Vladimir Naoumov une traversee exceptionnelle "des Varegues aux Grecs". Commencee au Nord, 1'expedition descendit les fleuves pour passer d'abord a la mer Noire, ensuite a la Mediterranee, en visitant la Turquie, la Grece, l'Egypte et l'lsrael. Quelques bateaux de 1'Odyssee Polaire" participerent egalement aux festivites a 1'occasion du 520-eme anniversaire de 'Alaska Russe.